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"Le journal de mes navigations"



   

 

Depuis septembreept 2021, à l'occasion de la date anniversaire du départ de l'équipage du Luna Blu (Sandrine, Jean-Luc et Gabriel), retrouvez les billets de Sandrine + des inédits, de Sète à Ushuaïa, aller-retour, date à date, 3 ans après.


#21 : Là où tout semble possible

Dimanche 17 mars 2019 à 17h14 – Ilha Grande (Brésil)


Au pays de Blue et Perla (1) comme chacun le sait et comme ailleurs dans le monde, tout n'est pas rose. En revanche une chose est certaine, la planète a été carrément généreuse avec le Brésil, côté nature. Elle s'en mord sans doute un peu les doigts aujourd'hui mais c'est comme ça. Au loto du plus bel environnement sur terre, le Brésil a fait carton plein ! Fait un peu chaud maintenant avec le réchauffement climatique mais sinon un vrai petit paradis ! Bon, heureusement que l'homme a été là pour mettre un peu d'équité dans tout ca et de ce côté là, on peut évidemment compter sur le nouveau président du pays pour terminer le travail et ramener peut-être le Brésil au rang de la Belgique en terme de biodiversité. Mais comme dit Mathieu qui a fait l'année dernière un bout de chemin avec nous, faut pas confondre Etat et pays ; un principe plein de bon sens que j'ai volontiers adopté et qui autorise tous les espoirs. Et c'est sans doute ce qui m'a plus dans Rio, son espoir. Une ville où tout est possible ; le pire sans doute, qu'on n'aura pas vu mais aussi le meilleur, entre-aperçu. Une ville née avec une cuillère en argent dans la bouche, entre mer et montagne, bleu ciel et vert forêt, qui a fait grandir ses immeubles à l'ombre des pitons rocheux et au bord des plages de sable fin ; où des générations de cariocas se sont fait bronzer sous un parasol à franges en sirotant de l'eau de coco, même à Copacabana où la glacière est toujours à la mode. Une ville brillante et pailletée comme son carnaval mais qui a su rester simple comme ce quartier d'Urca où nous avons passé près d'une semaine aussi à l'aise que si nous avions loué dans une modeste station balnéaire avec juste ce qu'il faut de cachet. Une chouette ville, qui, grande classe, vous cède volontiers la place de la vedette, en haut du Corco ou du Pao de azucar (2) dans un décor de légende. Une ville amie au contact de laquelle on aimerait rester plus longtemps, histoire de chopper son truc. Une ville généreuse qui a décidé de partager sa succes story avec toi, le temps de ton passage, un peu comme Flavio Canto, ce beau gosse médaillé olympique, qui sur un simple coup de fil, nous a ouvert, royal, les portes du centre olympique du Brésil et applaudi sur un tatami avec la fine fleur du judo brésilien et les enfants des favelas (3). Une situation un peu folle, comme Rio, ses strass et sa simplicité, sa grandeur et sa modestie. Si Rio nous a gardé plus longtemps, c'est à cause d'une grosse fièvre qui a imposé à notre équipage un nécessaire repos et ralenti notre course. Nous n'en avons pas vu beaucoup plus que le soleil qui se lève et se couche imperturbablement dans cette incroyable baie que les Français ont bien tenté de ravir aux Portugais, les uns comme les autres ayant oublié que cette terre là étaient déjà occupée. Mais ces quatre jours de rab m'ont définitivement conquise et j'ai quitté Rio avec l'espoir peut être un peu trop grand, que des chics filles et des chics types réussissaient ici à sortir du caniveau ceux qui sinon pourraient y rester, même en se tournant tous les jours vers les bras du Corco.

 

(1) Blu et Perla sont les héros du film d’animation RIO qui, comme son nom l’indique situe son histoire au Brésil.

(2) Le Corcovado ou Christ Roi et le Pain de sucre sont deux sites emblématiques de Rio de Janeiro.

(3) A Rio, Planète en Commun a remis un don de kimonos du club de judo de Bouzigues, à Flavio Canto, président de l’Institut Reaçao, qui œuvre en faveur de l’insertion des jeunes des favelas par le sport.

 

 

#20 : Et BB créa Buzios

Lundi 4 mars 2019 à 20h 47 – A l’approche de Rio de Janeiro (Brésil) – Position : 23°022391S ; 42°50020338W

Les mauvaises langues diront que Planète en commun se peopolise mais que nenni ! A Buzios où nous avons fait une escale technique vendredi dernier, c'est l'une des plus ardentes militantes de la cause animale que nous avons croisé sur notre route : Brigitte Bardot. Enfin, sa statue grandeur nature. Dans les années 60, son passage ici a transformé à jamais le destin de ce petit port de pêche situé à 200 km de Rio environ. Depuis, les commerçants dont les boutiques se sont multipliées le long du littoral, lui disent merci.

Et effectivement on a bien croisé des représentants de l'espèce animale, fraichement débarqué de leur paquebot et nous aussi, on a écouté l'animal qui est en chacun d'entre nous, histoire de donner raison à BB d'avoir créé ce sanctuaire. Surtout Jean-Luc, dont la part d'animalité a pu pleinement s'exprimer à Buzios, à l'occasion du remontage de la barre du Luna Blu. Et moi aussi, j'aurais pu me laisser aller à une séance à l'écoute de mon moi profond, coincée une après-midi sous le poste de barre, la tête sur le vérin de pilote, assise sur le tuyau d'eau et les cuisses enduites de graisses à moteur, mais non ! J'ai su au contraire rester dans la parfaite maitrise de mes émotions pour soutenir mon mari en galère. Et nous sommes finalement venus à bout de cette crise de mécanique embarquée. Belle journée !

D'autant qu’avant d'arriver chez Brigitte, on avait déjà arrêté de rire sur le Luna Blu. Ce soir là c'était douceur de poireaux façon Royco ou nouilles chinoises au poulet ; on se serait presque laissé aller après ce repas frugal à une petite série sur Netflix, histoire d'oublier pourquoi on était là, si justement la mer ne nous avait pas rappelé qu'on ne jouait pas à domicile. Bon on n'a pas cherché à lutter, on l'a laissé prendre les choses en main comme on dit et après nous avoir mis la pâté, elle nous a laissé rejoindre Buzios tranquillement.

On n'a pas été malade vu qu'on avait dîné léger, Gabriel a fini par s'endormir, Jean-Luc a réussi à bloquer son éolienne, Daniel a réfléchi à un menu plus consistant pour le lendemain et Claire et moi avons remercié Jean-Jacques Goldmann d'avoir fait diversion. La suite, vous la connaissez. Et à l'heure où je termine ce billet, c'est la silhouetté de Rio qui se dessine dans le soleil, qui dissipe doucement les souvenirs de ces derniers jours de navigation.

 

#19 : Dario, Murphy, Raymond et les autres

Mardi 26 février 2019 - En mer dans l’hémisphère Sud -  Position : 18°45 7813 S ; 039° 25 8156 W – Vitesse : 7,7 nœuds


Si tu vas à Rio, n'oublie pas de monter là-haut. Sur le Luna Blu, nous n'avons pas voulu contrarier Dario et c'est Jean-Luc qui est monté à 21 mètres en haut du mat, à 60 milles (1) seulement de Bahia. Alors oui, on était loin des 700 mètres du Corco (2) mais à raison d'une montée au mat tous les 60 milles, on pourrait arriver à Rio bien entraînés. Perso, je préfère finalement contrarier Dario. Quand on monte au mat, c'est qu'on a une bonne raison de le faire et une seule fois nous a suffi à confirmer que le rail qui permet de hisser la Grand voile ne nous mènerait ni à Ushuaïa, ni à Sète si toutefois nous avions des velléités de faire demi-tour. Au mieux, à Rio...
Bon et puis Murphy (3) s'y est mis ensuite et c'est Raymond (4), notre pilote qui s'est syndiqué ; plus de mode vent, seulement un mode compas. Obligés désormais de régler les voiles du Luna Blu qui va suivre le cap qu'on indique à Raymond et non plus un angle par rapport au vent avec des voiles réglées. Ça peut paraître dingue mais se passer de ce menu service, ce sont des quarts où on ne peut plus fermer l’œil même quelques minutes, encore moins finir son bouquin ou écrire quelques lignes.
Bref, le petit coup de Raymond nous a fait perler quelques gouttes de sueur en plus mais bon au point où nous en étions de la surchauffe par 35° en moyenne depuis un mois, rationnés en eau douce à cause d'un dessalinisateur acheté neuf mais HS au bout de 5 mois, c'est pas ça qui nous a mis KO. Pas tout de suite. Pas maintenant.
« Le jour où tu ne trouves plus de solution à tes problèmes en bateau, il faut songer à rentrer » m'a dit Robert, un voisin de ponton à Bahia, bien inspiré. Alors j'ai prié Yemanjà (5), en souhaitant qu'elle se souvienne qu'il y a un mois nous nous étions levés à 5h pour faire une queue de 3h sous un soleil de plomb, rien que pour lui remettre nos offrandes. Oui, nos roses étaient fanées et tout Bahia était là mais en même temps nous étions les seuls français du quartier. Pas possible qu'elle nous oublie.
Depuis Raymond a repris du service et nous nous apprêtons, merci Yemanjà, à passer une nuit normale à bord, à compter les étoiles et guetter le souffle d'un mammifère. Il nous reste bien un petit rail de 21 mètres à démonter, un équipement de remplacement à trouver et à remonter quelque part au Brésil ou ailleurs, mais Carpe Diem, pour l'instant le Luna Blu avance à bonne allure, dans la lumière du soleil qui se couche sur l'Atlantique et ce soir comme sur la Wells Fargo & Co (6), il y a des patates au lard au menu. Quand on sait ce que la Wells est devenue, tous les espoirs sont permis !
Surtout j'ai arrêté de répéter que la vie en bateau était plus simple que la vie à terre. Elle m'apprend juste à relativiser des situations. C'est une question d'angle de vue comme dirait Jean-Luc et c'est pas Robert qui démentirait.

(1) 1 mille nautique = 1852 mètres.
(2) Statut du Christ qui domine la baie de Rio.
(3) loi de Murphy, loi des situations qui s'enchaînent.
(4) Raymond est le nom donné à notre pilote automatique parce que Raymond… barre.
(5) Yémanjà,  déesse de la mer des Brésiliens, célébrée le 2 février à Bahia.
(6) In La Diligence, album bien connu de Lucky Luke et que connait par cœur Gabriel. Créée en 1852, Wells, Fargo & Company était autrefois présente dans le secteur bancaire et les transports terrestres. Aujourd’hui, elle est la troisième banque des Etats-Unis.

 

#18 : Quelque part entre Bahia et Rio

Dimanche 24 février 2019 à 12h44 - En mer dans l’hémisphère Sud -  Position : 15°43 0988 S et 038° 26 3077 W – Vitesse : 3,3 nœuds


Repris du service après près de trois semaines passées dans l'écho des batucadas qui résonnent sur les pavés du Pelourinho (1), où l'odeur des acarajés (2) et le gout suave de la caïpirinha (3), sirotée à la terrasse d'un café à la façade colorée, peinent à masquer les origines d'un Brésil où se consument encore les braises de l'Afrique.
Laissé derrière moi Bahia, la silhouette de ses grattes-ciel qui avaient surpris fin janvier notre arrivée de nuit, ses petits vendeurs ambulants, l'Avé Maria carillonnée chaque soir, Yemanjà, la déesse de la mer à qui nous avons confié tous nos vœux, ses montagnes de camaraos (4) séchées et sa célèbre moqueca (5), son architecture abandonnée et ses trois millions d'habitants dont certains n'ont pas d'autre lit que les trottoirs encrassés de la ville.
Dis au revoir à nos voisins de ponton, Dominique et Didier (6), l'équipage du Ka Ora qui va poursuivre sa route en direction du Nord, Isabelle et Ariel, deux navigateurs, amoureux fous de la Patagonie et qui ont achevé de nous convaincre qu'il fallait descendre malgré l'adversité climatique, revoir cette terre sauvage qui se mérite.
Quitté le jour de mes 49 ans, cette baie de tous les saints où se disputent les plages de cocotiers et les installations pétrolières dont le bruit de fond n'a pas encore eu raison des habitants de la forêt, toujours prompts à se faire entendre à la tombée de la nuit ou au lever du soleil.
Retrouvé cette nuit la voute céleste réconfortante de notre planète, quelque part entre Bahia et Rio, loin de la folie des hommes et du tumulte de la ville. Presque seule avec la mer, le vent et le Luna Blu et avec la belle illusion de renouer sans en tirer autre chose que du plaisir, un dialogue singulier avec l'essentiel, celui qui me manque souvent à terre et que j'apprécie chaque fois que nous larguons les amarres pour une nouvelle étape de notre voyage.

(1) Quartier historique de Bahia.
(2) Beignet à base de farine de haricots frits dans de l'huile de palme. On n'a pas tous aimé.
(3) Cocktail à base de cachaça, le rhum du Brésil.
(4) Crevettes.
(5) Sauce à base de lait de coco et d'huile de palme qui peut accompagner crevettes, crabes, fruits de mer, poissons, légumes...

(6) Dominique et Didier, deux navigateurs, ont participé durant 4 mois à une partie de l’aventure Planète en Commun sur leur voilier Ka Ora, aux côtés du Luna Blu, de Sète à Salvador de Bahia.



#16 : Poser la pioche. Pour quoi  faire ?

Jeudi 24 janvier 2019 à 10h33  (TU)  - Traversée de l’Atlantique – Position : 06°36 0709 S ; 033° 15 7771 W – Vitesse : 7,7 nœuds


Nous sommes repartis hier de Fernando de Noronha, l'île aux dauphins, où nous avions posé la pioche (1) il y a quatre jours, au pied d'un piton rocheux aperçu au loin non sans penser à ceux qui bien avant nous, ont bravé cet océan avec moins de certitudes.
Nous étions nous aussi tous excités de retrouver la terre après dix jours et dix nuits de navigation et quelques deux milles milles nautiques de plus au compteur. Encore que de mon côté, j'aurais bien poursuivi l'épopée jusqu'à Salvador quand le vent a fait son retour après plusieurs jours d'une infernale disette. Car dans la moiteur des tropiques, nous commencions à devenir plus fous que ceux qui nous survolaient, à force d'éteindre et de rallumer le moteur.
Oui, j'aurais bien zappé pour la peine Fernando, histoire d'aller au bout de ce secret que l'océan m'avait soufflé : celui d'avoir arrêté le temps pour apprendre à vivre mon présent.
Mais Fernando était une escale promise et l'appel de la terre a été plus grand. Et nous sommes donc redevenus des terriens, pousseurs de caddie, buveurs de caïpirinha, consommateurs de wifi... et malgré toutes les saveurs du Brésil qui exaltent déjà sur ce petit bout de vert posé sur le bleu de la mer, j’ai constaté que la terre ne m'avait pas manqué, seulement ceux qui y vivent.
Mais depuis 24h, nous naviguons au près. Penchés dans un manège qu'on ne peut plus arrêter... Qui nous précipite sur les flancs du Luna Blu ou dans les bras d'un équipier. Qui fait des bleus, travailler nos muscles profonds et nous met les nerfs en boules.

 

(1) Poser la pioche, c’est mettre l’ancre à l’eau.

 

#15 : Neptune, bon prince

Jeudi 17 janvier 2019 à 7h12 (TU) - Traversée de l’Atlantique – Position :  01°07 5034 S ; 031° 51 9435 W - Vitesse : 3,8 nœuds

On se croyait tiré d'affaire, débarrassé. Terminé, derrière nous, plié le gentil "Pot au" mais nous voilà scotchés dans l'Atlantique depuis plus de 24h, sans un pet d'air, dans une pétole d'un autre monde qui a fini d'agiter nos voiles et commence à jouer avec nos nerfs.
Et comme on a la tête à l'envers depuis hier, il nous en faut peu pour perdre le nord. Ce dernier a en effet disparu de nos écrans à 10h56 TU très exactement et nous avons fêté comme il se doit ce passage dans le sud.
Pour l'occasion Gabriel et P'tit Mousse (1) avaient revêtu le costume de Neptune. Tout habillé de blanc, trident en main et couronne sur la tête, mon fils ressemblait à un petit ange gracieux et facétieux avec ses longues boucles d'enfant qui n'ont pas vu de coiffeur depuis quatre mois.
Neptune, bon prince, a ensuite prêté son costume aux adultes, histoire d'immortaliser l’événement. S'en est suivie la traditionnelle remise des diplômes du passage de l'Equateur par le capitaine à tous les membres de l'équipage et quelques bulles offertes à l'océan, à Eole, au Luna Blu et à nos gosiers que la séance photo largement commentée avait asséchés.
Bref, hier comme tous les jours qui l'ont précédé depuis notre départ, on ne s'est pas ennuyé sur le Luna Blu. D'autant que la pétole nous a permis d'apercevoir un groupe de dauphins qui nageaient au loin et un poisson de plus d'un mètre qui a suivi le voilier pendant quelques minutes, le temps de jouer à nous faire peur. Et puis il y a eu la baignade et la douche chaude sur la plage arrière, les lessives qui font ressembler les filières du Luna Blu à un balcon napolitain, les parties de jeu de famille dans le carré pendant les grains et Robert Smith un soir à fond dans la cockpit. Les voisins n'ont pas moufté.
Nous pensions au départ faire escale ce soir à Fernando de Noronha (2). Vu l'état de la mer, l’objectif semble compromis. Mais pas de panique, nous avons encore de l'eau, de la nourriture, du carburant, un peu de patience et d'humilité pour continuer de vivre la mer qui nous rappelle que c'est elle qui fixe les règles.

(1) Ours en peluche, mascotte de l’école de Bouzigues

(2) Petite île brésilienne à moins de 1000 milles environ de Salvador de Bahia


#14 : Une transatlantique c’est comme une boite de chocolats

Mardi 15 janvier 2019 à 2h15 (TU) - Traversée de l’Atlantique – Position : 02°36 5994 N ; 030° 51 0518 W – Vitesse : 6,4 nœuds


Il est 2h15 en temps universel (1) à bord du Luna Blu, soit 1h18 pour nous qui sommes toujours à l'heure du Cap vert et je viens de prendre la relève de Siegfried pour deux heures de quart. Comme toutes les nuits depuis notre départ, l'équipage se relaie de 21h à 7h du matin, par tranche de deux heures pour assurer une veille extérieure à 360°, contrôler que le vent reste constant en force et en direction, le cap conforme à la route que nous avons choisie et réveiller Jean-Luc si la situation l'exige. Depuis notre départ en transatlantique, les quarts sont globalement peu animés. Comme dirait Jean-Luc, la route est large, si large que nous n'avons croisé pour l'instant que trois autres bateaux type cargo. Et côté manœuvres, les alizés nous ont assuré pour l'instant un secteur de vent si régulier qu'une seule fois une partie de l'équipage a été mise à contribution dans la nuit étoilée, pour tomber le spi car le vent montait. Un grand ramdam pour ceux qui dormaient et quelques sueurs pour ceux sortis de leur torpeur.
Mes plus beaux souvenirs de lecture sont sans doute ceux que j'ai vécus en quart. Mais cette nuit, le ciel est noir et la lune dont le quartier forme à l'approche de l'hémisphère sud un joli sourire, s'en est allée comme les étoiles. Je n'ai plus de batterie sur mon portable transformé en liseuse, pour poursuivre la lecture de "Rouge Brésil" (2), pas envie non plus de replonger dans "20 milles lieux sous les mer" et malgré la chaleur et la moiteur de l'air presque insupportable à l'intérieur du voilier, j'ai décidé d'écrire tout en allant jeter un œil de temps en temps à l'extérieur, histoire de vérifier qu'il n'y a pas foule.
Une transatlantique c'est comme une boîte de chocolats (3) ; on ne sait jamais sur lequel on va tomber. Avant-hier, le Luna Blu a croisé sur sa route une dorade coryphène qui a fini dans notre assiette. Juste avant, l'océan dans un élan de générosité, nous avait offert une douche de trente minutes qui nous a fait oublier nos bouteilles de 1,5 litre.  Un inespéré et opportun jet d’eau, qui nous a vu courir chercher notre shampoing pour profiter de cette eau providentielle et à profusion.

Si le Capitaine Haddock faisait partie de l'équipage, mais nous avons déjà Jean-Luc, il nous traiterait sans doute de marins d'eau douce, d'autant plus que c'est sans doute cet épisode tee-shirt mouillé qui marquera notre passage du Pot au noir, désormais derrière nous. Un Pot au noir qui a montré au Luna Blu et à son équipage son meilleur profil et que nous remercions vivement pour sa clémence à notre égard.

 

(1) Le temps universel (TU) est le temps solaire moyen au méridien de Greenwich.

(2) Rouge Brésil, roman historique de Jean-Christophe Ruffin, prix Goncourt 2001.

(3) « La vie c'est comme une boîte de chocolats ; on ne sait jamais sur lequel on va tomber ». Réplique de Tom Hanks dans Forest Gump.

 

 

#13 : A quand la poule au pot ?

Dimanche 13 janvier 2019 à 8h12 (TU) - Traversée de l’Atlantique – Position : 06°44 6400 N ; 029° 46 8828 W – Vitesse : 7 nœuds


Chance. Depuis 24h, nous avançons à bonne allure, sous spi, dans la zone perturbée du Pot au noir, redoutée par tous les marins du monde (1). Pour l'instant, notre équipage profite de conditions très clémentes qui autorisent une vie à bord quasi normale, agréablement balancée par le mouvement du voilier sur les vagues.

Au petit matin, Jean-Luc et moi avons pêché une espèce inconnue de poisson, illico confiée aux mains expertes de Nathalie, le cordon bleu du bord, laquelle s'est empressée de le tailler et de le dépecer pour le transformer en ceviche. Accompagnée d'un verre de blanc, cette entrée a été suivie de véritables croque-monsieurs. La veille il y avait eu la tortilla de Siegfried et la tarte aux pommes de Jean-Luc et Gabriel. La barre est haute pour le prochain maitre coq (2).

Hier à la nuit tombée, j'ai sorti les poubelles comme à la maison. En claquettes sur le pont de mon voilier, j'ai admiré le reflet de la lune et des étoiles sur cet océan dont on oublierait presque la présence, tant il s'est fait discret jusqu'à présent. La lune m'a souri (3) et je me suis pincée pour être certaine de ne pas rêver.
Après le Pot au noir, c’est le passage dans 48 h environ, de l'hémisphère sud qui nous attend. Gabriel pourrait revêtir la toge et arborer le trident de Neptune pour l’occasion (3). Mais ça, c'est une autre histoire.

(1) Le Pot au noir est une Zone de Convergence Inter Tropicale (ZCIT) située aux alentours de l'Equateur où se confrontent les vents des deux hémisphères. Elle se caractérise par une forte instabilité météorologique, des grains orageux puissants entrecoupés de zones de calmes, et ce parfois sur plusieurs centaines de milles. Le Pot au noir a été redouté par les navigateurs d'hier et est toujours craint par ceux d'aujourd'hui car on peut y rester un long moment encalminé.

(2) Le maitre coq c’est le cuisinier sur un bateau.

(3)L’orientation de la lune n’est pas la même dans l’hémisphère Nord et l’hémisphère Sud.

(4) La tradition veut, pour tout marin, de fêter le passage de l’équateur en célébrant notamment les Dieux du vent et de la mer.

 

#12 : Planning de mer
Vendredi 11 janvier 2019 à 10h02 (TU) - Traversée de l’Atlantique – Position : 10°37 5171 N ; 028° 23 2153 W – Vitesse : 7 nœuds

 
Le temps s'écoule lentement à bord du voilier Luna Blu qui trace vaillamment dans les vagues de l'Atlantique depuis maintenant presque trois jours. Déjà quatre cents vingt et un milles nautiques (1) au compteur depuis notre départ de Mindello et une petite routine qui s’installe. Nos quarts de nuit déterminent nos heures de réveil, la préparation et la prise des repas quotidiens occupent une partie de la journée. Le capitaine nous demande aussi de checker régulièrement le voilier intérieur et extérieur, et à la tombée de la nuit de plonger le Luna Blu dans la plus grande obscurité pour assurer une veille efficace à la seule lueur des étoiles et de la lune. Ce qui nous oblige à dîner à l’heure où les poules se couchent. Entre la vaisselle et les poussières, il nous reste quelques minutes pour penser, lire et rêver.
Mercredi en fin de journée nous avons largué avec succès la balise ARGO confiée par Voiles sans frontière à Planète en commun. Le Luna Blu et son équipage ont rejoint la centaine de bateaux français, petits et grands, qui chaque année participent à ce programme international d'observation des océans (2) en larguant sur une zone déterminée, un flotteur autonome qui mesure la température et la salinité de la couche supérieure des océans. Avec une hauteur de près de deux mètres, un poids d'environ vingt kilogrammes et un protocole de largage précis à respecter, la mise à l'eau de l’engin a créé l’événement à bord.
Hier, des impudiques en maillots de bain ont pris leur douche dans le cockpit. J'ai préféré, sans dépasser le litre et demi d'eau douce autorisée par jour et par personne, le cabinet de toilette et battu mon record en parvenant à nous laver, Gabriel et moi, cheveux compris, avec une seule bouteille ! (3)
Gabriel s'est trouvé des nouveaux compagnons de jeux parmi les équipiers. Son père et moi le soupçonnons d'avoir le mal de mer facile pour mettre fin plus rapidement aux séances de calculs dont il ne raffole pas mais nous parvenons tous les deux à poursuivre la classe tous les matins, assis en tailleur dans le cockpit, balancés par le roulis du bateau.
Un mammifère marin a croisé hier la route du Luna Blu mais n'a guère laissé entrevoir que la gerbe d'eau déplacée par son poids. En revanche, nous rencontrons maintenant depuis plus de 24h, des nappes d'algues sargasses (4) dont la présence sous ces latitudes n’est pas un bon signe pour la planète.

 

(1) Près de 800 kilomètres.

(2) En partenariat avec l'UNESCO, cette mission consiste à confier aux Navigateurs VSF le largage, sur leur parcours océanique, de flotteurs Argo dont les balises émettent des données à destination des scientifiques. Elles concernent en particulier le réchauffement climatique et la montée des eaux, facteurs particulièrement critiques pour les populations du Siné-Saloum.

(3) Sans dessalinisateur, le rationnement en eau douce est incontournable. Cet exercice qui parait compliqué et inconfortable au départ s’avère finalement accessible et très instructif sur nos réels besoins en eau à terre.

(4) Les sargasses à l'origine se trouvaient dans la mer éponyme située au nord des Antilles. Désormais invasives, on les observe maintenant sur toute la ceinture tropicale de l'Atlantique nord. Elles se déplacent à la surface de l'eau par plaques dans lesquelles s'emprisonnent des déchets.

 

#11 : La Croix du Sud dans notre ciel

Mercredi 9 janvier 2019 à 15h34 (TU) - Traversée de l’Atlantique – position : 15°08375 N ; 026° 07 751 – vitesse : 6 nœuds


Quitté comme convenu hier vers 15h30 heure locale, les pontons de la marina de Mindelo, où nous avons fêté cette nouvelle année dans la bienveillante chaleur de celles et ceux qui nous ont fait l’amitié de venir nous retrouver fin décembre sur l’archipel capverdien.
Oublié les préparatifs de la transat, longs et fastidieux, qui m’ont donné l'impression de passer ces trois dernières journées à faire des courses puis à les ranger même si cette tâche essentielle pour un équipage qui part pour trois semaines de mer, a été largement partagée avec Christine, Suzanne, Nathalie et Siegfried, quatre équipiers qui vont vivre cette transatlantique avec nous.

Partis comme les autres, pour traverser l’océan Atlantique. Un départ presque banal, au milieu de tous les voiliers de la marina qui comme le notre se préparaient à rejoindre les Caraïbes, la Guyane ou le Brésil. Bref, pas de quoi chopper le bocal ! Et c'est seulement à l'heure de l'histoire du soir, alors que nous regardions, Gabriel et moi, une carte du monde, que j'ai imaginé, le Luna Blu seul au milieu de l'Atlantique pendant vingt jours. Un voyage qui en soi n’a rien d’extraordinaire mais qui à la force du vent, en autonomie, en équipage et à la vitesse du vélo prend un peu d’épaisseur (1).
Notre première journée en mer a été marquée par deux évènements sans gravité mais qui ont occupé Jean-Luc et Siegfried, nos garçons du bord. Ils ont dû changer une pièce du dispositif qui permet de hisser la grand voile après que nous nous soyons rendus compte peu après notre départ qu'elle dysfonctionnait. Nous avons donc navigué jusqu'à ce matin sous génois seul (2). Et puis Suzanne, mal réveillée par une vilaine vague, a été malencontreusement projetée sur la porte du cabinet de toilette. On a échappé de justesse au rideau que notre capitaine, qui avait peut être un peu trop forcé sur le café, voulait poser à la place de la porte, histoire de faciliter la vie à bord.

Nos premiers quarts de nuit (3), eux, se sont passés sans encombre. Pas un bateau en vue et une belle nuit étoilée qui nous a donné à voir pour la première fois la fameuse Croix du Sud.

 

(1) Malgré l’évolution technologique, traverser l’Atlantique demeure une aventure nautique mais surtout humaine qui exige de la part de tous les membres de l’équipage motivation, adaptation et empathie.

 (2) Voile avant.

(3) Sur le Luna Blu, pour cette traversée de l’Atlantique, des quarts de deux heures, entre 21h et 7h, ont été pris par tous les membres de l’équipage, à l’exception de Gabriel et de Jean-Luc. Ce dernier pouvant être réveillé à tout moment, était placé hors quart.



#10: Petit pays

1er janvier 2019 – Marina de Mindello – ile de Sao Vicente – Cap Vert


En dépit d’une mer un peu formée qui a plus d’une fois soulevé l’estomac de notre chercheur ornithologue embarqué à Dakar, notre traversée jusqu’à Sal au Cap Vert s’est amusée des rires des entants, Yoris (1) et Gabriel, heureux de partager quelques jours ensemble à bord du Luna Blu. A notre arrivée à Sal, Samy, le fils de notre amie Carole, tous deux débarqués de France pour passer Noël avec notre famille, a pris le relais. Puis Philippe, Brigitte, Clément, Martin, Pauline, Sylvie et David sont venus grossir notre bande de jeunes et plus vieux, réunie à Mindello pour passer cette fin d’année 2018 sur les larges plages de Sao Vicente. Les balades à l’arrière des picks up dans les plantations de bananes de Sao Nicolao ou sur les hauteurs verdoyantes de Santo Antao ont provoqué nos fous rires et saturé nos cartes SD. Le père Noël a fini par retrouver le Luna Blu amarré dans les eaux bleues du Cap Vert et Gabriel a déballé, tout excité, ses cadeaux le 25 décembre, au pied du petit sapin de Bouzigues, embarqué en septembre dernier à Sète. Grâce à cette escale amitié, champagne et cachupa (2) on a oublié aussi le dessal’ (3), l’Irridium (4) et le frigo ; une bande organisée pour nous torturer l’esprit et vider notre porte-monnaie à quelques semaines d’appareiller pour le continent Sud-Américain où à n’en pas douter, la solution ne viendra pas du Candomblé (4). A jouer aux touristes, nos rencontres n’ont guère été au-delà du pont du Luna Blu et des catways de la marina de Mindello encombrées par les navigateurs européens, comme nous dans les starting-blocks de leur transatlantique. Mais je garderai du Petit Pays de Cesaria un grand souvenir.

(1) A Dakar, nous avons embarqué Yann Tremblay, chercheur à l’Institut de Recherche pour le Développement et son fils Yoris. A bord, Yann, a complété nos observations réalisées depuis le départ de Sète dont il a pris livraison ainsi que de la sonde que nous avions installé sur la coque du voilier pour enregistrer des données pour le compte de ses recherches sur les oiseaux marins.

(2) La cachupa est le plat national cap-verdien, un délicieux ragoût dont les ingrédients de base sont le maïs et les haricots secs.

(3) Le dessalinisateur acheté neuf en juin 2018 nous a lâché en novembre.

(4) L’Irridium ou téléphone satellite, un équipement de sécurité pour traverser l’Atlantique même si non obligatoire, a été très difficile à activer à distance.

(5) Le Candoublé est une religion afro-brésilienne.


#9 : Moi la toubab

(Samedi 8 décembre 2018 – Baie de Hann (Dakar – Sénégal))


A Bassar, on n’a pas de pétrole mais on a des idées et surtout, comme à Moundé, Siwo ou Diogane, on garde le sourire même si la vie a oublié de nous gâter. Encore que. Plusieurs fois, le doute s’est installé. Sur la charrette de Abas, ballotés par la nonchalante Fatana et les chemins défoncés de la brousse, abandonnée aux pélicans, aux chacals, aux hérons, aux martins pêcheurs et aux grands singes. Dans la cuisine sans électricité d’Adama, où poules, chèvres et enfants barbouillés, circulent en toute liberté. Assis à même le sol, devant un grand plat de Thieboudiem partagé avec Seydou, Roki, Ousmane, Ibbrahim ou Salif. Assaillis par les sourires des petites têtes tressées, dans une école à l’heure du déjeuner. J’ai douté. Parce que le Saloum m’a rendu joyeuse et heureuse. Parce qu’il m’a remplie d’émotions simples, perdues ou égarées dans les caddys de nos supermarchés, le cuir de nos berlines ou le liner de nos piscines. Parce qu’il m’a touchée en plein cœur. Parce qu’il m’a fait grandir, moi, la Toubab, remplies de certitudes rassurantes. Moi, la toubab qui n’envisage pas que son fils soit scolarisé dans une école où les enfants apprennent à lire à 65 avec des instituteurs qui font de temps à autre usage de la cravache. Moi la toubab qui ne sait pas ce que c’est que de remplir à la fontaine du village mes bidons d’eau pour aller faire le ménage, la vaisselle et la lessive de la famille. Moi la toubab, digne fille d’Eugène Poubelle, qui crie aux déchets rejetés dans la nature mais qui trie depuis seulement une décennie. Moi la toubab qui fait hurler des enfants par la seule couleur de ma peau.

A l’école de Siwo, les élèves qui ne mangent pas à leur faim, finissent le Thieboudiem des instituteurs avant de reprendre la classe. Djambal replante chaque année, la mangrove avec d’autres femmes de Bassar pour endiguer la montée des eaux provoquée par le réchauffement climatique. A Diogane, IB et Salif veulent luttent contre l’exode des jeunes en Europe en développant le tourisme. Le Capitaine Diallo organise à Diamniado, un concours de dessins pour apprendre aux enfants du Saloum à prendre soin de leur terre.  Roki, institutrice à l’école de Mounde, enceinte de 8 mois, en congé maternité, assure tout de même la classe pour ne pas laisser tomber les élèves. Dans le Sine Saloum, personne n’oublie de se dire M’Baldo (1) et de prendre le temps qu’il faut pour répondre en Sérère (2). Un échange parfois long, codifié, souvent complice et chaleureux (3) qui marque d’abord la considération qu’on a pour l’autre et qui manque cruellement au Toubab toujours pressé.

(1) M’Baldo veut dire bonjour en lange Sérère.

(2) Le Sérère est la langue parlée dans le centre-ouest du Sénégal, le Sine-Saloum et également un peu en Gambie.

(3) En Sérère, dire bonjour ne se limite pas à un simple échange mais provoque un vrai dialogue entre les personnes qui se saluent en utilisant les formules consacrées.

 

#8 : Dans les bras du Sine Saloum

Samedi 24 novembre 2018 – Au mouillage dans le Sine Saloum, à proximité du village de Moundé (Sénégal)


Il faut arriver un jour dans sa vie à Dakar par la mer. Distinguer dans les brumes polluées les murs sombres de la maison des esclaves de Gorée (1) et les strates architecturales de la capitale sénégalaise. Respirer ses odeurs qui ne laissent aucun nez indifférent, compter les pirogues rouges et jaunes qui croisent le Luna Blu dans une cacophonie joyeuse et fraternelle. Il faut mouiller dans la baie d’Hann, jadis l’une des plus belles baies au monde (2), où quelques enfants s’ébrouent encore dans ses eaux noires. Débarquer sur sa grande plage où des pêcheurs assis sur du sceaux en plastique perdent leur regard dans l’horizon, à l’ombre de leur baraque. Il faut rire, dans les jardins de l’historique CVD (3), avec Tafa et Mama Tissus, qui porte beau le wax (4) de son pays. S’engager sur les routes en terre de Dakar en éternel devenir, et rouler dans un taxi millésimé, dans la poussière de ses innombrables chantiers. Goûter du bout des lèvres le poisson séché du Tieboudien (5), en tentant d’oublier l’œil de celui entraperçu le matin sur les étals du marché Castor (6). Il faut dépasser ce bizutage des sens pour accepter de s’enfoncer dans la brousse africaine et débuter son histoire avec le Sénégal et les Sénégalais.

La notre commence un matin de novembre devant Djifer, à l’embouchure des fleuves asséchés du Sine et du Saloum, qui ont donné leur nom à cette région isolée où les habitants n’ont pas d’autre choix que de se déplacer en pirogue ou en charrette. C’est d’ailleurs à bord de son petit canot orange que Seydou, le coordonateur de Voiles sans frontière (7), arrive jusqu’à nous. Notre guide dans les bolongs (8) du Saloum a le sourire et la bienveillance des sages. Sans doute pour ça que Jean-Luc lui confie sans broncher la barre du Luna Blu même si quand le sondeur s’excite, notre capitaine s’affole. Mais le calme de Seydou est communicatif et au fur et à mesure que le voilier avance dans la mangrove, c’est toute la famille qui se tait pour écouter la campagne africaine. Notre navigation s’achève à quelques milles du village du Moundé. C’est là que le Luna Blu va établir ses quartiers pour une quinzaine de jours. Dans un bolong bordé de mangrove où les huitres sauvages qui grandissent sur les racines de palétuviers, sont récoltées en décembre par les femmes. A quelques mètres d’un baobab ancestral qui nous domine alors que les villageoises en boubou assises  dans leurs pirogues nous dévisagent. Dans les eaux vertes et encore vivantes, des anciens fleuves que la marée et le courant agitent régulièrement contre la coque du Luna Blu. C’est là, dans le Sine Saloum, pour l’heure baigné par le soleil couchant, que nous allons vivre. Aux rythmes de la brousse et de ses habitants.

 

(1) Lieu d’histoire, de mémoire mais quartier de Dakar touristique et populaire, l’île de Gorée raconte la dramatique histoire de la traite négrière en Afrique. Gorée d’où sont partis quelques 15 millions d’Africains, est inscrite sur la liste du patrimoine mondial de l’UNESCO.

(2) La baie d’Hann connait un problème aigu de pollution en raison du rejet direct d’effluents industriels et domestiques sur la plage et dans la mer désormais encombrés de déchets de diverses natures. Le programme de dépollution du site tarde malheureusement à se mettre en place.

(3) Le Club de Voile de Dakar ou CVD existe depuis plus de 80 ans.

(4) Le wax est un tissu africain.

(5) Le Tieboudien est le plat national sénagalais.

(6) Le marché Castor est un marché de rue, à ciel ouvert.

(7) Depuis vingt ans, VSF s’appuie sur les voiliers qui quittent chaque année les côtes françaises pour un voyage au long court pour l’accompagner dans des actions solidaires dans le Sine Saloum et venir en aide aux populations enclavées uniquement accessibles par bateaux à faible tirant d'eau : missions sanitaires dans les villages, missions scolaires (partenariats entre des écoles Françaises et Sénégalaises ) et suivi des projets de rénovation ou constructions scolaires, largage de flotteurs Argo… (8) Bras d'eau de mer bordés de mangrove, dans le Sine Saloum (Sénégal).



#7: Ratatouille

Samedi 24 novembre 2018 – Baie de Hann (Dakar – Sénégal)


Si El Hierro restera à jamais une escale instructive, c'est aussi parce qu'on a enfin appris aux rats à quitter le navire. Une corde de plus à notre arc dont, à vrai dire, on se serait bien passé mais qui nous est un peu tombée dessus, une nuit sans crier gare. En réalité, marché dessus est plus approprié à la situation et sans crier gare est tout à fait inexacte. Quand Jean-Luc a tiré la couette pour me montrer celui qui lui avait couru sur le bras, j'ai évidemment poussé un cri en découvrant le dos noirs blottie au fond de notre couchette. Et pris à mon tour mes jambes à mon cou pour grimper sur le canapé blanc du carré. Ce qui est fort chez le rat, c'est sa capacité à nous convaincre qu'il est préférable de quitter le navire avant lui. J'étais donc prête à lui laisser le Luna Blu pour le reste de sa vie quand Jean-Luc m’a ramené à la raison. Prêt à en découdre avec une casserole et son couvercle. Mais ratatouille a vu clair dans son jeu et s'est illico empressé de disparaître dans les oubliettes du voilier. Un endroit parfait pour jouer à cache-cache et se faire les quenottes. Autant dire que la suite de la nuit a été cauchemardesque. Mais le lendemain au réveil, on avait une idée assez claire en tête. Une petite virée à la supérette du coin nous a confirmé que nous n’étions pas les premiers à l’avoir eu. Le rayon glu était bien achalandé et notre équipage prêt à tapisser s’il en était besoin les planchers du Luna Blu. On chercherait ensuite la solution pour se débarrasser de la colle. Après avoir reconstitué la nuit de ratatouille à bord du Luna Blu en traçant poils et crottes, on s’est attelé à la fabrication puis au positionnement stratégique des pièges. Et quand les derniers paquets de fromage râpé ont été vidés, on a pris nos couettes et nos oreillers pour découcher sur le Ka Ora (2). Autant être honnête, le jour où on relève ses pièges à rat, on gravit une étape de plus dans le sordide. Et il faut une petite dose de barbarie pour achever notre rat scotché à la glu sur un carton de corn flakes à l’heure du petit-déjeuner. Après ? On prie pour qu’il n’ait pas lancé d’invitation aux copains et on sort son vinaigre et son éponge pour oublier la vilaine blague. Et on se presse pour poser les moustiquaires qui nous préserveront des prochains assaillants.

 

(1) Quelle que soit son mode de construction, un voilier constitue un lieu idéal pour les petits rongeurs et les insectes.

(2) Ka Ora est le nom du voilier de Dominique et Didier, deux navigateurs qui ont partagé 4 mois de l’aventure Planète en Commun.

 

 

# 6: Au pays del Hierro

Samedi 3 novembre 2018 - Port de la Restinga – El Hierro (Canaries – Espagne)

 « Rien n'est possible sans les hommes. Rien n'est durable sans les institutions. » (1) Il y a peu de hasards dans la vie et l’esprit du père de l’Europe semble planer au-dessus de notre nouvelle escale marquée par nos retrouvailles avec sept élèves du lycée Jean Monnet de Montpellier, Dominique et Christine, deux de leurs professeurs et l’éminent maitre Gioda, (2) tout frais débarqués de France pour se pencher avec notre équipage, sur les bonnes pratiques de la plus petite ile de l’archipel canarien. En ce matin déjà ensoleillé sur le quai du port coloré de la Restinga, ce n’est pas Fernando (3) qui va nous contredire. Ce pêcheur passionné par son métier et sa terre, a consacré une partie de son existence à préserver les eaux claires qui bordent les rivages de son ile. Dans le bureau sombre et étroit de la Confrérie des pêcheurs Nuestro Senor de los Reyes dont il est le président depuis vingt-cinq ans, il nous reçoit pour nous conter le combat d’une vie. Celui d’un homme déterminé qui a assez vite placé l’intérêt collectif au-dessus de sa pile d’intérêts personnels. Autant dire qu’il a gagné quelques ennuis au passage mais ce qu’il a décroché pour son ile vaut largement ce désagrément. Car si la Mer des Calmes (4) est quelques fois bouillonnante ce n’est pas à cause des jet-skis ou des thoniers, mais bien parce que Fernando a fait en sorte que la météo reste l’unique agitatrice des lieux. Dans la réserve marine de la biosphère de la Mer des calmes, le poisson est roi et les pêcheurs comme les touristes sont priés d’écouter la nature. Ça rend plus intelligent.

Tomas Padron (5), le père de la centrale hydroélectrique de l’ile ne s’y est pas trompé non plus. A son tour, l’ancien président del Hierro aux allures de grand-père bienveillant, nous explique comment il a passé trente ans de sa vie à assurer à l’ile une précieuse autonomie énergétique basée sur l’exploitation combinée de l’eau et du vent, deux ressources naturelles qui prolifèrent sur la zone. Une histoire simple et compliquée à la fois qui rend songeur sur le pouvoir des hommes. Sur les hauteurs de l’ile volcanique, je regarde courir notre joyeuse colonie portée par le vent. Les larges palles des éoliennes plantées face à l’océan, tournent inlassablement et finissent de me convaincre. Quand on a de l’eau et de l’air, on est déjà les rois du pétrole. Au pays d’El Hierro, les lézards noirs endémiques peuvent dormir encore tranquilles car des femmes et des hommes ont compris qu’ils pouvaient tirer bénéfices de la nature sans la détruire. Antoine, Dounia, Emma, Gabriel, Hugo, Quentin, Victor et Tom (6) s’en souviendront-ils ?

 

(1) Citation de Jean Monnet.

(2) et (6) En 2018, l’association Planète en Commun a signé une convention de partenariat avec le lycée Jean Monnet de Montpellier dont cinq classes ont été associées à la navigation. Ce partenariat a notamment permis l’organisation d’un voyage d’étude sur l’ile del Hierro, labellisée par l'Unesco réserve de biosphère depuis 2000. Ce voyage a associé notre équipage, sept lycéens et étudiants, deux professeurs, Dominique CHIRPAZ et Christine GENUIST  ainsi qu’Alain GIODA, historien du climat, chercheur à l’Institut de Recherche pour le Développement (IRD), spécialiste français de l’ile del Hierro qu’il accompagne dans se projets de transition écologique depuis plusieurs dizaines d’années.

(3) et (4) Fernando Gutiérrez, est président depuis vingt cinq ans de la confrérie des pêcheurs d'El Hierro et a été président de la fédération régionale de pêche des Canaries jusqu’en 2019. Il milite depuis de nombreuses années pour une pêche artisanale et un tourisme respectueux de la Mer des Calmes, l’aire marine protégée dont il a ardemment défendu la création.

 (5) Thomas Padron a été président de El Hierro de 1979 à 1991 puis de 1995 à 2011. Il a été également député du Parlement des Canaries de 1987 à 1995. Il a notamment impulsé et défendu le projet « El Hierro 100 % durable » et l’installation d’une centrale hydro-éolienne sur l’ile. Cet équipement dont la réflexion a été lancée il y a plus de 30 ans après le choc pétrolier couple l’éolien à l’hydraulique ce qui permet de pallier à la baisse d’intensité du vent et de fournir une électricité de meilleure qualité.

 

#5 : Leslie, je ne te dis pas merci

Dimanche 28 octobre 2018 - Port de la Restinga – El Hierro (Canaries – Espagne)


Une fenêtre météo, ça ne se refuse pas. Et quand le capitaine, troublé depuis plusieurs jours par Leslie (1), y voit enfin clair dans son jeu, on ne traine pas pour larguer les amarres. Même si ce soir-là, notre petite voix nous dit qu'il aurait été préférable de comater sous la couette, devant un bon film. Pas celle du capitaine qui lui murmure qu'il faut faire fi du mauvais temps qui s'abat sur Tanger pour aller chercher la bascule de vent qui nous amènera strike aux Canaries. Sa voix vient de Mars et la mienne de Vénus. Les lumières de Tanger illuminent encore notre horizon agité que je regrette déjà mon poulet au citron confit. En un rien de temps, une partie de l'équipage se met aux abris et prend son mal en patience. Le temps de retrouver son pied marin perdu dans les méandres du souk de Tanger. Autant dire, un certain temps. Quand j'émerge de ma première vraie gueule de bois depuis le départ de Sète, l'océan ne fume plus et a recouvré une physionomie normale. La vie reprend son cours et la boîte de pâtisseries marocaines oubliée dans le carré est prise d'assaut. Après 5 jours de mer, le Luna Blu et son équipage trouvent une place méritée dans la petite marina de San Andres, un port de pêche situé à quelques kilomètres de Santa Cruz de Ténérife.
Une dent de lait en moins plus tard, le Teide (2) se présente à nous. Depuis 200 000 ans, le garçon en impose et règne en maître sur une vallée colorée qu'il a lui même sculptée. Il faudra s'en contenter car aujourd'hui, la bête ne se laisse pas davantage approcher pour cause de mauvais temps. Se laisser dominer par sa stature et crapahuter sous surveillance, dans ses jardins de lave noire et de pierres ocres. Le savoir là pour toujours, gardien d'un temple dont on pense percer quelques-un des secrets mais dont on ressort surtout ébloui. Mieux que rien. Et quitter Tenerife sous son regard bienveillant, dans les lueurs roses du soleil couchant qui s’acoquine avec l’Océan. Son souvenir altier m’accompagnera jusqu’à notre prochaine escale. El Hierro, l’autre ile singulière qui pourrait en inspirer d’autres. Au petit port de la Restinga où nous nous amarrons deux jours plus tard le long d’un vieux quai en pierre, il n’est plus l’heure depuis longtemps de causer transition écologique. Tout est calme et seuls le vent et l’arrivée de notre voilier troublent la nuit qui s’achève.

(1) L’ouragan Leslie a été le 13è cyclone tropical de la saison cyclonique 2018 dans l’Atlantique Nord.

(2) Le volcan Teide qui culmine à 3718 mètres est le plus haut sommet d’Espagne. Lors de notre visite, le mauvais temps interdisait son ascension en téléphérique.



#4, Du bleu qui vire au vert

Dimanche 14 octobre 2018 - Tanger (Maroc)
             

Depuis vendredi nous avons vue sur les façades blanches de la Kasbah (1), mais il faut sortir des grilles dorées de la marina toute neuve de Tanger pour entendre battre le cœur de l'ancienne ville internationale (2). Oublier ses 950 000 habitants, sa deux fois trois voies sans passage piétons, son restaurant français Paul, ses ados junkies à la colle qui dorment dans les squares, sa grande plage de sable blanc où courent les déchets et ses programmes immobiliers qui se multiplient. Se perdre plutôt dans les ruelles sombres de sa médina. Hésiter devant des étals qui débordent d'épices, de graines, de gâteaux, d'ustensiles de cuisine ou de produits de beauté. Se laisser convaincre de manger le meilleur couscous de la ville et écouter les bruits de Tanger, du haut d'une terrasse carrelée, perdue dans un dédale de toitures. S'attarder au marché aux fruits et légumes à proximité de la place de France où les paysannes berbères cachent leurs sourires aux regards étrangers. Prendre un thé à la menthe au Café Hafa (3), assis face aux bleus de l'Océan et du ciel, parsemés ici et là de quelques fleurs de bougainvillier. Se mêler à la jeunesse et aux familles endimanchées qui parlent fort et rient franchement. Et redescendre de la ville haute à la tombée de la nuit, ivres de saveurs, de couleurs et d'odeurs.
A cause de Leslie, un vilain ouragan qui remue ciel et terre, l'escale sucrée s'éternise. Bachir, le meilleur resto du Maroc, est devenu notre cantine et en faisant un effort, on pourrait réussir à retrouver notre chemin dans la médina. Pour rompre cette petite routine, on s'embarque un jour dans une Dacia, direction Chefchaouen, le village bleu. D'après l'AFP, il est vert aussi (4). Après quelques dizaines de kilomètres, des immeubles tristes, une décharge pestilentielle, un arrêt vomi, des ânes chargés comme des mobylettes et du plastique en pagaille, nous voilà parvenus à Chefchaouen. Projetés dans un nuancier Pantone. Mais il faut oublier le vert. A Chefchaouen, ceux qui y vivent ne connaissent que l'histoire de celles qui ont décidé un jour de peindre en bleu les murs de leur maison (5). L'AFP est sans doute bien informée. Pas eux. Tant pis. Je n'aurai pas de témoignages à rapporter. Seulement une histoire bleue à raconter. Bleue ou verte, qu'importe ! Pourvu qu'elle ait du sens.

(1) La Kasbah de Tanger, ancienne forteresse construite sur le point le plus haut de la ville au XXIIè siècle, domine la ville. Elle offre une vue à 180° sur le port, l’Espagne et Gibraltar.

(2) De 1923 à 1956, Tanger a été une zone internationale, territoire autonome placé sous l’administration conjointe de la France, de l’Espagne, du Royaume-Uni, du Portugal, de l’Italie, de la Belgique, des Pays Bas, de la Suède et des Etats Unis.

(3) Adresse incontournable à Tanger, le café Hafa a ouvert ses portes en 1921.

(4) Dans une dépêche AFP daté de novembre 2017, intitulée « Chefchaouen, la ville bleue qui se veut verte », cette commune très touristique de 45 000 habitants apparaissait comme l’un des territoires les plus engagés en matière de protection de l’environnement du Maroc.

(5) Les quelques commerçants interrogés lors de notre visite de Chefchaouen n’ont su que nous expliquer l’histoire bleue de Chefchaouen. Celles des femmes qui aujourd’hui repeignent leurs murs en bleu, prenant ainsi la suite des juifs sérafades qui au XXVè siècle avait trouvé refuge à Chefchaouen et peint leurs maisons avec du talc bleu pour se protéger.

 

 

#3, De l'autre côté de Gibraltar

Samedi 6 octobre 2018 - Tanger (Maroc)

La beauté de la nature peut-elle parvenir à réveiller la fibre écolo qui s’ignore en beaucoup d'entre nous ? Telle est la question que je me suis posée cette semaine sur l'ile de Formentera (1). Car si nous avions barboté l'après-midi dans une eau turquoise sur fond de Buddha bar que nos jeunes voisins clubbeurs avaient jugé intéressant de nous faire partager, la soirée nous a réservé une surprise. Une séance de cinéma en plein air sans projecteur, ni écran, pop corn ou strapontin. Un coucher de soleil digne des salles d'attente les plus kitsch de la planète mais en live et sans consultation. La nature pour tous, un spectacle applaudi à tout rompre quand le soleil a éteint la lumière, par les mêmes qui l'après-midi avaient oublié que le silence, c'est pas mal aussi. Je n'ai pas trouvé la réponse à ma question, mais j'ai longtemps pensé après que nous ayons levé l'ancre, à cette super production en accès libre qui n'a pas besoin d'être subventionnée pour exister et dont l'avenir n'est pas suspendu au nombre d'entrées. Et à ses spectateurs, réunis pour un soir face à la Méditerranée et touchés peut-être un peu par la grâce de l'univers.
L'émotion peut elle encore faire bouger les lignes ? Dans la mer d'Alboran (2), nous sommes plusieurs fois alertés par les autorités maritimes,  via la VHF sur la probabilité de croiser un bateau de migrants africains qui cherchent à gagner l'Europe. En regardant les dauphins, heureux apatrides qui s'amusent à l'étrave du Luna Blu, j'espère secrètement que nous ne serons pas confrontés à cette autre réalité de notre planète. Autant que les 300 cargos qui chaque jour se pressent pour emprunter Gibraltar. Difficile les concernant de les louper sur la zone. Installés définitivement dans le paysage comme le rocher de Gibraltar. Tant qu'il y aura des cargos, on ne manquera de rien. Je repense aux migrants que nous ne croiserons plus maintenant et qui manquent de tout. Un détroit nous sépare et tout est différent. Ici les avions atterrissent sur la route et les singes tels de grands sages, assis sur leur rocher, regardent dans la brume les hommes s'agiter en contre bas (3). Ici c'est l'Europe et là-bas, de l'autre côté, l'Afrique. Des hommes, des femmes, des enfants. Un autre continent. Une autre culture. Toujours la même planète. A Gibraltar où nous faisons escale quelques jours, l'Afrique m'appelle. Je devine presque la clameur du muezzine. Je sens déjà les odeurs du souk. J'espère la chaleur de Tanger. Et je n'ai qu'une envie. Laisser derrière moi Gibraltar et ma vieille Europe pour commencer à découvrir le reste du monde.

(1) L’ile de Formentera est la plus petite des cinq iles principales qui forment l’archipel des Baléares.

(2) Située en Méditerranée, la mer d’Alboran est comprise entre l’Espagne, le Maghreb et Gibraltar.

(3) A Gibraltar, territoire britannique, la route fait aussi office de piste d’atterrissage et le rocher présente au moins une autre particularité ; la dernière colonie de singes magots dits sauvages d’Europe.



#2, On n'attrape pas les oiseaux avec des gressins

Samedi 22 septembre 2018 – Ciutadella (Minorque – Baléares - Espagne)


L'aventure est aussi pavée de journées ordinaires. Et si Jean-Luc n'avait pas filé un coup de couteau mal contrôlé dans l'annexe neuve, cette première semaine de navigation entre Sète et Ciutadella aurait presque été banale. Bien sûr je pourrais parler de tous ces oiseaux marins que Yann (1) nous a chargé d'observer jusqu'à Dakar mais qui ont boudé copieusement nos gressins et notre huile goût poisson (2). Ces appâts devaient les faire venir par centaine autour du Luna Blu pour se laisser filmer façon Hitchcock, mais on a fait chou blanc pour l'instant. Tout juste a-t-on compté trois ou quatre mouettes passées voir à quoi on jouait. En revanche la mise en place du protocole d'observation a occupé tout l'équipage durant plus d'une heure et aurait même pu rendre vaseux certains équipiers embarqués sur un bateau nauséabond. Bref, on s'est dit qu'on allait bien s'amuser avec les oiseaux.

Je pourrais parler aussi de la Méditerranée, la mer de mes ancêtres sardes qui a bercé l'enfance de mon père et la mienne aussi tout autant qu'elle a dicté mes déménagements. Celle qui m'a fait aimer l'eau qui brille dans le soleil, où j'ai appris à naviguer et où j'ai rencontré mon marin de mari. Celle que je m'apprête à quitter pour aller voir ailleurs. Une petite mer qui peut être aussi redoutable qu'un océan. Une Méditerranée inscrite dans l’histoire et formidable muse. Et qui aujourd’hui  s'asphyxie. Heureusement les hommes ont créé des aires marines protégées et l'UNESCO, des réserves mondiales de la biosphère. Minorque, l'une des îles de l'archipel des Baléares a rempli son dossier et a rejoint en 1993, le catalogue officiel de la planète protégée. Chance, c'est notre première escale. C'est mieux que rien mais à l'approche de Ciutadella, une question me taraude. La Méditerranée toute entière ne pourrait elle pas être inscrite au patrimoine mondial de l'Humanité ? Et tant qu'à y être, pourquoi ne pas déclarer toute la planète, patrimoine de notre humanité à la dérive ?

(1) Yann Tremblay, ornithologue et chercheur à L’Institut pour la recherche et le développement (IRD), a confié à Planète en commun et à l’équipage du Luna Blu, une mission de science participative consistant à observer les oiseaux marins rencontrés sur l’itinéraire Sète-Cap Vert selon un protocole précis.

(2) Des gressins, un mélange d’huiles particulièrement odorantes, de faux oiseaux faisaient partie des techniques imaginées par le chercheur pour attirer les oiseaux à proximité du voilier et pouvoir les filmer.


#1, PARTIR

Mardi 18 septembre 2018 – Collioure (France)

Hier, j’ai quitté le port de Sète avec mon fils Gabriel et mon mari Jean-Luc, à bord du voilier Luna Blu (1) pour une grande navigation de plusieurs mois qui doit nous mener jusqu’à Ushuaia, et peut être plus loin. Hier j’ai clôturé une année folle de ma vie durant laquelle j’ai traversé plusieurs cyclones, affronté milles tempêtes, gravi l’Everest à mains nues ; de celle qu’on n’imagine pas, tant on va puiser au fond de soi une énergie insoupçonnable et incroyable. Une vague qui emporte tout sur son passage et qui nous emmène loin avant d’être parti, là où on ne se savait pas capable d’aller, là où on aurait pu ne jamais aller sans doute. C’était donc la quille ; la fin de l’aventure avant l’aventure. La fin d’une étape d’intenses préparatifs pour vivre ce voyage que nous avons choisi de faire en famille mais pas que (2). La fin d’une année de préparation pour entendre le bruit du moteur, larguer les amarres puis après les ultimes au revoir s’éloigner lentement des côtes à la voile et voir le soleil briller à la surface de l’eau.

J’ai souvent cru que je n’arriverai pas à franchir le gué. Les vents contraires sont nombreux. Les siens, ceux des autres. On a toutes les bonnes raisons de rester sur le chemin sur lequel on est, de laisser en place le décorum, d’éviter de bousculer l’équilibre, de remiser au placard une petite voix intérieure, de ne pas lui donner la possibilité de s’exprimer. Je ne sais encore aujourd’hui quel a été le déclic qui a fait que, et surtout où ai-je été chercher cette force d’aller au bout. Un faisceau de circonstances, un désir intense et fou, l’envie tout simplement de me barrer sans pour autant être en fuite ni de moi-même et encore moins des autres. Plusieurs fois durant cette année qui a précédé notre départ, je me suis demandée après quoi je courrais et quelle mouche m’avait piquée. J’ai toujours été à la peine pour répondre à cette question. J’avais lancé un cheval au galop et je ne pouvais plus l’arrêter et ce cheval emballé, c’était moi. J’ai accueilli comme j’ai pu cette énergie qui m’a souvent interrogée et quelque fois dépassée. Elle aura été en tous les cas déterminante dans mon départ car sans elle, j’aurais mille fois raccroché.

Et nous voici à Collioure pour notre première nuit. Je suis exténuée comme après une longue bataille, encore dans les émotions de notre départ qui a suscité tant de marques d’affection que je voudrais pouvoir les garder toutes enfermées dans une boîte à ouvrir pour se sentir aimée, les jours où la terre se dérobe. Bercée par le mouvement du voilier au mouillage, j’entends le bruit des drisses qui claquent sur le mat et le souffle de l’air dans l’éolienne. Cela suffit cette nuit à mon apaisement. Je suis partie. Nous sommes partis.

 

(1) Le Luna Blu est un Fisrt 47.7, voilier monocoque de 14,5 mètres, sorti des chantiers Bénéteau en 2001. Il a été acquis en 2012 par Jean-Luc pour développer une activité de formation à la voile et de croisière.

(2) Durant le voyage, Jean-Luc, skipper professionnelle va continuer d’embarquer des équipiers ce qui va permettre de financer une partie du voyage. 

 

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